Malgré l’énorme potentiel du pays, les gouvernements successifs n’ont pas réussi à adopter une économie basée sur la productivité qui serait profitable à la population.

Par Hakima Kernane
Au lendemain de l’indépendance, l’Algérie a fait le choix d’une économie étatisée… En 1962, le pays manquait de tout. Le pays connaissait des déficits énormes en matière de ressources financières, d’accès à l’éducation et à la santé. Les conditions de vie des Algériens étaient très rudimentaires, ce qui a conduit le gouvernement à s’engager dans une politique économique centralisée – basée sur un système socialiste et axée sur le développement du tissu industriel et le secteur agricole – afin de garantir un traitement équitable aux Algériens. Une chose est sûre, le pays a réalisé des progrès socio-économiques indéniables et des avancées notables dans la généralisation de l’accès aux soins de santé, la démocratisation de l’enseignement ainsi que la diminution de la pauvreté.

Dès 1966, des programmes de développement de l’industrie ont été lancés et poursuivis jusqu’au grand choc pétrolier de 1986. Cette période a vu naître des entreprises publiques florissantes opérant dans le secteur de l’industrie (mécanique, métallurgiques, électroniques, électrotechniques, etc.), qui ont contribué à l’augmentation de l’apport du secteur au Produit intérieur brut (PIB). L’État algérien a aussi procédé à la nationalisation des secteurs clés comme les hydrocarbures. Néanmoins, la chute brutale des revenus des hydrocarbures a eu des conséquences dramatiques. En 1989, l’Algérie était au bord de l’asphyxie financière. « La désindustrialisation des années 1980 et 1990 a entamé une chute de la croissance et gonflé la dette publique », explique l’économiste M. Bouzidi.

Le marasme économique se poursuit pendant la décennie 1990-2000, où le pays a connu une crise sans précédent : terrorisme sanglant et meurtrier, isolement diplomatique lourd à l’échelle internationale, dysfonctionnement profond au niveau des institutions ainsi que des ressources financières très limitées, voire quasi nulles. Comment remettre le pays sur pied ? Incontestablement, la priorité était le rétablissement de la sécurité intérieure. Selon Abderrahmane Mebtoul, professeur des universités en management stratégique, les années 1994-2000 étaient consacrées essentiellement à « la stabilisation politique après une décennie tragique ».

Les années 2000 à 2010 sont celles du rétablissement graduel de la sécurité et du retour progressif de la diplomatie algérienne sur la scène régionale et internationale. Au plan économique, profitant de l’augmentation du prix du pétrole, l’Algérie a commencé à se constituer des réserves de changes de plus en plus importantes. Selon M. Mebtoul, les années 2004-2009 devaient être consacrées « à la relance économique, notamment à travers une production et une exportation hors hydrocarbures ». Mais, malgré une assez forte croissance hors hydrocarbures de 5,3 %, même si cette dernière est tirée essentiellement par la dépense publique – notamment dans les domaines du BTP et de la construction –, le gouvernement n’a pas orienté sa politique économique sur la transformation structurelle profonde recommandée par les institutions internationales comme le Fonds monétaire international (FMI), la Banque mondiale (BM), ainsi que par les experts économiques et financiers algériens et étrangers.

Peut-on dire pour autant que c’est un gâchis économique ? Une chose est sûre, le bilan économique algérien est mitigé. Les gouvernements successifs du président Abdelaziz Bouteflika ont lancé d’ambitieux programmes de construction des infrastructures de base durant les deux plans quinquennaux de 2005 et de 2009. Le secteur du logement, en crise depuis des décennies, a bénéficié d’un programme de construction d’un million de logements pour lequel le gouvernement a consacré une enveloppe budgétaire de 18 milliards de dollars. Même si les chantiers sont visibles dans les grandes agglomérations, une partie de la population algérienne vit encore dans des conditions des plus rudimentaires. Pour les cinq années à venir, une enveloppe de 60 milliards de dollars sera consacrée à la construction de 2,4 millions de logements. En dépit de cela, mécontentements et clientélisme mettent un frein à une distribution plus équitable en faveur des familles les plus défavorisées, empêchant ainsi une évolution positive des conditions de vie de millions d’Algériens.

Le secteur des transports a mis en route de nombreux projets visant la modernisation et la diversification des modes de transports : tramways, téléphériques, métros, réseau ferroviaire… Ce dernier, par exemple, qui a bénéficié d’un budget de 15 milliards de dollars, n’a pas été rénové et modernisé malgré la demande du ministère de tutelle.

Les usagers mettent en cause la mauvaise gestion des gares, leur état de délabrement et la détérioration continue des voies. Certes, certains programmes ont vu le jour, comme le métro d’Alger (après trente ans d’attente et de nombreuses rallonges budgétaires), les tramways ainsi que la modernisation de certaines lignes ferroviaires à 160 km/h ont permis de faciliter les déplacements quotidiens.

Le ministère des Travaux publics a bénéficié d’un budget colossal pour la construction des routes, des rocades, des viaducs ainsi que des ouvrages d’art sur tout le territoire national. L’autoroute Est/Ouest de 927 km, considérée comme le plus grand chantier de l’Algérie contemporaine, non encore achevée mais tachée de scandales de corruption et de détournements de fonds, a nécessité des rallonges budgétaires au fil de l’avancement des travaux. Estimée au départ à 7 milliards de dollars, elle a atteint 12 milliards. Situation qui intrigue les spécialistes qui considèrent que cette réalisation est des plus coûteuses au monde (8 millions de $ au km alors que le prix est de 6 millions équipements compris). La presse algérienne a d’ailleurs largement commenté les faits de corruption et de pots-de-vin dont font l’objet de hauts responsables du ministère de tutelle, dont le secrétaire général Mohamed Benchama, le directeur du cabinet du ministre Amar Ghoul ainsi qu’un colonel du Département du renseignement et de la sûreté de l’armée (DRS).

Le secteur des ressources en eau n’est pas en reste. Il y a dix ans, la population algérienne, y compris dans la capitale, était privée d’eau courante pendant des jours… La situation a bien évolué, notamment grâce à l’octroi de 25 milliards de dollars au département d’Abdelmalek Sellal, ministre des Ressources en eau. En effet, 13 stations de dessalement d’eau de mer, des unités de traitement des eaux usées ainsi que la construction de grands barrages sont en cours de construction (dont quelques programmes déjà livrés). Malgré les avancées enregistrées dans ce secteur, de grandes négligences ont été constatées, après réalisation, dont la plus significative concerne le grand barrage de Ben Haroun, lequel menacerait, selon certains spécialistes, le secteur de la ville de l’est du pays Mila (problèmes techniques et risques de débordements).

Alors que le pays débloque d’énormes sommes pour la construction d’infrastructures de base dont il a grandement besoin, les imperfections, les négligences, les retards et les rallonges budgétaires remettent en question la crédibilité, la compétence et la rigueur de très hauts responsables politiques et économiques algériens.

Corruption et incompétence. « Nos gestionnaires sont corrompus en plus d’être incompétents. Tous les projets se font à l’aveuglette, rien n’est sérieusement étudié, ça traîne, et l’argent s’en va sans que rien ne soit réalisé, et cela dans presque tous les secteurs. Hormis le peuple, tout le monde semble trouver son compte, à tous les niveaux », affirme N. S, journaliste dans la presse écrite depuis une vingtaine d’années. De son côté, Hacène, salarié dans une entreprise d’assurance, nous dit : « Les Algériens sont très attentifs à la réalisation des infrastructures, mais comparativement aux sommes dépensées, de grands gâchis sont constatés et des imperfections sont dénoncées par la presse. Je sais que nous sommes en mesure de nous en sortir économiquement à condition que les pouvoirs publics et les citoyens se mettent réellement au travail et arrêtent de courir dernière le gain facile. »

En sortant de sa décennie noire, le pays a sollicité l’assistance des institutions de Britten Woods (BM et FMI) pour entamer des réformes structurelles lui permettant d’aller vers l’économie de marché. En 2005, un accord de coopération a été conclu avec l’Union européenne (UE), mais l’Algérie peine à avoir l’aval pour son entrée au sein de l’Organisation mondiale du Commerce (OMC).

Les experts reprochent à l’Algérie le manque de transparence dans sa politique économique. La loi sur les hydrocarbures, votée en 2006 et revue en 2009, est critiquée par de nombreux spécialistes du secteur. Le ministre de l’Énergie et des Mines, Youssef Youssoufi, a clairement expliqué que cette loi ne favorise pas suffisamment les investissements souhaités par le groupe pétrolier Sonatrach.

Climat des affaires opaque. Il faut dire que malgré les appels des pouvoirs publics pour encourager l’investissement privé étranger, un climat des affaires opaque et contraignant freine l’émergence de partenariat gagnant et productif entre les opérateurs algériens et leurs partenaires étrangers. Selon la Conférence des Nations unies pour le commerce et le développement (Cnuced), les Investissements directs étrangers ont baissé de 34%, principalement à cause de la règle d’actionnariat dite « 51/49 ».

Les experts expliquent que l’Algérie a retrouvé sa souveraineté financière en 2000. Les réformes engagées par les pouvoirs publics ont permis au pays de se désendetter et d’augmenter ses réserves de change (selon les prévisions du FMI, elles ont atteint 200 milliards de dollars en 2012 alors qu’elles étaient de 176 milliards en 2011). Ces dernières sont aujourd’hui placées en bonds de trésors et/ou auprès des banques. Aussi, faut-il le signaler, les banques algériennes connaissent une situation inédite de surliquidités. Les experts financiers appellent à une utilisation plus productive des réserves financières. Le professeur Mebtoul, dans une note publiée dans la presse, explique : « Dans les autres pays, les institutions financières se recapitalisent, les banques algériennes n’arrivent pas à transformer leur capital argent en capital productif. »

Pis encore, l’État dépense sans compter. Des sommes énormes sont consacrées à la relance et à l’achat de la paix sociale (augmentation des salaires, subventions étatiques élargies à d’autres produits de consommation de base ainsi qu’une explosion de la facture des importations) sans qu’il y ait une réduction de la dépendance à la commercialisation de l’or noir. En 2012, l’État algérien vit encore le syndrome hollandais et importe tout (y compris les produits alimentaires de base), alors qu’il devrait, grâce au Plan national de développement rural et agricole (PNDRA), auquel une enveloppe de 400 milliards de dinars a été attribuée entre 2000 et 2006, être en mesure d’assurer sa sécurité alimentaire.

La politique économique algérienne est critiquée par des experts économiques, car les objectifs de développement n’ont pas été atteints. Comme le confirme l’économiste Abdelhak Lamiri lors d’une intervention dans la presse : « Par rapport aux ressources utilisées et au potentiel dont dispose le pays, nous avons lamentablement échoué dans la construction d’un développement durable. »

L’absence de stratégie se caractérise aussi par la fébrilité et les hésitations dans l’instauration des réformes structurelles. Sinon, comment expliquer le blocage des réformes de secteurs clés comme la finance, l’audiovisuel et surtout, dans l’adoption des mesures qui favoriseraient le développement de l’investissement privé algérien et étranger. Le climat des affaires, freiné par des mesures protectionnistes est contesté par les opérateurs économiques. Alors que faire pour booster les investissements hors hydrocarbures ? Comment sortir le pays de son économie de rente ?

En 2012, l’Algérie, qui enregistre une croissance volatile, dépendante des recettes des hydrocarbures, est en phase de déclin industriel, de chute importante des investissements ainsi qu’une augmentation vertigineuse des importations (une facture de 46,45 milliards de dollars en 2010 contre 9 milliards en 2000). Pourtant, le pays dispose d’un parc industriel important datant des deux premières décennies de l’indépendance (ce dernier ne contribue qu’à hauteur de 6 % du PIB contre 12 % dans les années 1980). Même s’il est presque à l’arrêt et vieillissant, il demeure, néanmoins, à la portée des pouvoirs publics de le remettre sur les rails et de le redynamiser, d’autant que l’environnement macroéconomique est presque assaini, l’endettement quasi nul et qu’il bénéficie d’une assise financière plus que confortable. « L’industrie est un vecteur important pour réussir à s’intégrer à l’économie mondiale », explique à ce propos l’économiste algérien M. Benabdellah

L’entreprenariat algérien peine à décoller… La majorité des entreprises privées algériennes ne dépassent pas le stade de petites et moyennes entreprises (PME). 700 000 PME dont 95 % d’entreprises de moins de dix personnes et un chiffre d’affaires inférieur à 200 000 euros). On note également 15 PME pour 1 000 habitants, alors la moyenne dans les pays émergents est 50 à 60 PME pour 1 000 habitants. Pis encore, le seul groupe privé algérien qui réalise plus d’un milliard de dollars de chiffres d’affaires est le groupe Cévital dont le PDG, Isaad Rebrab, dénonce le blocage dont souffre l’entreprise algérienne privée dans son expansion et la diversification de ses activités. Existe-t-il une méfiance envers l’entreprise privée ?

Afin de débattre de la situation de l’économie et d’envisager des pistes permettant son essor, un symposium réunissant des experts, des cadres ainsi que chefs d’entreprises a été organisé récemment par le Forum des chefs d’entreprises (FCE) à l’occasion de la célébration du cinquantenaire de l’indépendance. M. Réda Hamiani, le patron des patrons algériens, considère : « La rente pétrolière et la demande sociale nous mènent tout droit vers une impasse, si rien n’est fait d’ici à une vingtaine d’années pour diversifier l’économie. » De son côté, Zoubir Benhamouche, économiste et auteur de l’essai Algérie, l’impasse dresse un constat encore plus sévère : « L’économie algérienne est une économie rentière, son administration est bureaucratique, inefficace et corrompue…, les banques sont archaïques et le système d’éducation et de santé sont peu performants. »

« Diversifier les aides publiques ». Pour s’en sortir, cette même source évoque des pistes : « transformer le rôle économique de l’État, améliorer la qualité du système éducatif, couper le cordon de la rente pétrolière, diversifier la production et rationaliser les aides publiques ».

Hocine Malti, consultant pétrolier, ancien vice-président du groupe Sonatrach entre 1972 et 1975, et auteur du livre Histoire secrète du pétrole algérien, dans un entretien accordé au journal français Le Monde, a souligné : « Les membres du sérail ont accaparé la rente pétrolière et des pans entiers de l’économie, avec pour conséquence l’apparition puis l’extension de la corruption. Les luttes intestines auxquelles ils se sont livrés sont à l’origine de l’islamisme politique et de la guerre civile qui dure depuis vingt ans. »

La bureaucratie et la corruption gangrènent le développement socio-économique du pays. Les banques, par exemple, continuent de fonctionner comme des bureaux administratifs. « Lorsque la logique bureaucratique prévaut, la corruption n’est pas loin », explique l’économiste Abdelhak Lamiri au sujet des pratiques et des comportements néfastes évoluant au niveau des institutions en Algérie. Le mode de gouvernance est également ébranlé par des scandales de corruption et de détournements de fonds publics successifs. Tous les secteurs d’activités sont concernés par ces fléaux : les banques publiques ( BNA, CPA…), le groupe pétrolier public Sonatrach, l’Autoroute Est/Ouest, le secteur des ressources en eau…

Quelques sanctions ont été prononcées à l’encontre des personnes concernées, comme les principaux collaborateurs de Amar Ghoul pour le dossier de l’autoroute Est/Ouest, l’ex-PDG de Sonatrach Mohamed Meziane… Cela dit, en dépit, d’une politique de lutte contre la corruption annoncée par le président (comme la mise en œuvre de l’Office central de répression de la corruption dirigé par Abdelmalek Sayeh), la corruption prend une ampleur alarmante et entache la crédibilité des pouvoirs politiques et économiques du pays. Dans le classement annuel de Transparence International sur la perception de la corruption, l’Algérie occupait, en 2011, la 112e place sur 183 !

Le chômage des jeunes est le talon d’Achille qui déstabilise et remet en cause la crédibilité du pouvoir politique en place. La politique engagée dans ce sens n’a pas permis de le résorber, le taux officiel avoisine 10 % (alors que d’autres sources font état de 30 %). Dans un autre registre, malgré les efforts considérables consentis dans la construction d’un million et demi de logements, une grande partie de la population continue de vivre dans des conditions de pauvreté, écartée de la société et oubliée du pouvoir politique. « L’Algérie est un pays riche avec une population pauvre », résume Tarik Ghezali dans Un rêve algérien, chronique d’un changement attendu.

Selon les économistes, cette situation de mal-vie a favorisé le déploiement du commerce parallèle qui représente 40 % des activités commerciales et dont les pratiques sont désastreuses pour le pays : pas de TVA, pas de factures, travail au noir ainsi qu’absence totale de transparence dans les transactions commerciales. À ce sujet, Réda Hamiani explique que « l’informel est la solution algérienne pour lutter contre la bureaucratie ».

« À trop vouloir protéger les lobbies, les pouvoirs publics algériens risquent de plonger encore le pays dans l’instabilité pour plusieurs années. La situation de malaise, voire de rupture, entre le pouvoir – sous toutes ses formes – et une grande partie de la population, en particulier la jeunesse algérienne, engendre un risque d’implosion permanent », explique Zoubir Hamamouche.

Pour sortir de la crise, il recommande de « rendre la légitimité populaire aux institutions ». De son côté, le professeur Mebtoul déclare : « la réelle transition permettant à l’Algérie de se hisser au niveau des nations développées suppose un profond réaménagement des structures du pouvoir afin de concilier l’efficacité économique avec une profonde justice sociale ».

« L’assistanat est une maladie en Algérie, et touche tout le monde, du petit jeune sans emploi au grand responsable qui fournit peu d’efforts productifs contre un grand salaire et de grands privilèges », commente Hamid, professeur de français dans un lycée.

Selon le quotidien national El Watan, dans son édition du 16 juin 2012, 500 milliards de dollars ont été consacrées à la relance économique par les gouvernements successifs de Bouteflika depuis son élection. Une politique économique démunie de stratégie et de visibilité, qui a conduit à un échec collectif. Affaire à suivre…